Never got to say goodbye ••• Yukihiro

Who I am inside:

My little story:

Il ne voulait jamais rien m’expliquer. Rien de la vraie vie, rien des problèmes des « grands » comme il les appelait.  Il me mettait des œillères pour que je me concentre sur ce qui était beau. Ici, il n’y avait que ça qui comptait. Être beau. Tout était beau. Il disait que c’était ainsi que je serais heureux, en ignorant, en acceptant le monde tel qu’il était sans poser de question. Baisser les yeux et regarder ses pieds plutôt que les visages empreint d’hypocrisie. Eviter de croiser les regards, se contenter des sourires, et se forcer à sourire. Avoir des bonnes notes, travailler à l’école, réussir. Ne pas se plaindre. Ne jamais se plaindre, parce qu’ailleurs c’était parfois bien pire. Au final, il me disait toujours qu’on n’était pas si mal ici. Ça n’était pas parfait, malgré ce qu’on voulait nous faire croire, mais j’étais satisfait de cette vie là, je n’en demandais pas d’avantage.

Un faire-part est arrivé.  
Monsieur et Madame Suoh ainsi que leur fils Ren, sont heureux de vous annoncer la naissance de Yukihiro le 2 décembre dernier.
Je suis né en hiver, au tout début, juste à temps pour voir la neige tomber. J’étais le deuxième, arrivé là sur un coup de tête, dix ans après mon ainé, parce que l’horloge biologique tournait, parce que ma mère trouvait dommage de ne pas saisir ce dernier espoir d’avoir un second enfant. Mes parents n’étaient déjà plus tout jeunes, du moins pour avoir un bébé. Ils étaient très pris par leur travail et avaient passé les dix dernières années à s’y consacrer corps et âme, repoussant leur souhait d’un deuxième bambin, jusqu’à ce qu’ils prennent conscience de la réalité. Ils prenaient des rides. Les cheveux de mon père avaient déjà virés au blanc à l’époque. Ils n’avaient qu’une petite quarantaine, et à vrai dire, ils n’espéraient pas vraiment parvenir à donner la vie une nouvelle fois. Pourtant, je suis arrivé, aussi soudainement que la neige.

J’ai grandi bercé d’affection et d’amour. Mes parents avaient décidé de ne pas réitérer l’erreur commise pendant l’enfance de mon frère ainé. Ils aménagèrent leurs journées afin de s’occuper à tour de rôle de moi. J’étais choyé, aimé, protégé. Contrairement à Ren en qui on avait placé beaucoup d’espoir dans la réussite et le futur, on me laissait prendre mon temps, le temps de grandir, de jouer, de tomber et de me relever. Il aurait pu être jaloux de tout ça, pourtant il ne l’a jamais montré. Il travaillait dur pour rendre notre famille fière de lui. Quand je suis rentré à l’école primaire pour la première fois, lui entamait déjà ses études secondaires dans un bon lycée de la ville. Il passait du temps à m’aider à apprendre à lire, et à jouer avec moi, malgré notre différence d’âge. Nos parents se félicitaient de notre bonne entente, songeant déjà que nous resterions très proches une fois adulte.

J’aimais mon grand-frère. Il me racontait toujours beaucoup d’histoires, sur ce qu’il faisait à l’école, sur ce qu’il voyait en classe, sur ses amis. Il m’emmenait au cinéma, m’achetait des bonbons à l’épicerie et faisait du vélo avec moi dans la cour. A l’époque, j’étais déjà très timide. Loin d’être indépendant, je m’en remettais toujours à mes parents pour tout. Me faire des amis était déjà une épreuve pour moi, sans parler de la barrière numérique qui se dressait peu à peu entre les gens à mesure que je progressais dans l’âge. Mon frère disait toujours que la technologie  rendait les gens incompétents et impuissants. Il disait aussi que ce n’était pas de ma faute, si je n’arrivais pas à m’imposer dans ce monde électronique, que c’était humain, personne ne rivalisait jamais avec les machines.

Malgré ce qu’il pouvait inventer pour me rassurer, j’étais toujours en retard sur tout. Des sujets si sensibles à l’adolescence m’échappaient quand il suffisait aux gens de mon âge de se connecter sur internet pour tout savoir. Ma base de données de référence, c’était mon frère. Pourtant, il n’aimait pas m’expliquer les choses. Il me reprochait souvent de poser trop de question.
« Yuki, prend pas cet air idiot, avec tes dents en avant et ta voix suraiguë. Il y a des choses que tu dois apprendre par toi-même. »
Ren n’aimait pas les questions. Lorsque j’approchais de la fin du lycée, j’ai fini par me procurer un petit ordinateur qui me permit d’imiter mes camarades de classe. A la même époque, mon frère qui avait terminé ses études avec brio, quitta la maison familiale pour s’installer à quelques rues de là. Il rentrait souvent l’air harassé. Nos parents étaient très fiers, surtout lorsqu’il leur parlait de son nouveau poste dans une entreprise d’électronique. Ils avaient très hâte de rencontrer sa fiancée, une fille très bien selon lui, mais très embarrassée à l’idée de les rencontrer pour le moment. Ren promettait de la leur présenter pour les fêtes de fin d’années, il voulait faire ça bien, avec un bon diner et du monde réunit à table.

Un SMS est arrivé.
Pardonne-moi Yuki…
Tout n’était qu’un unique et vaste mensonge. Depuis des mois, des années, la vérité nous avait échappé, pour finalement nous revenir en plein cœur sans crier gare. Il y a deux types à la porte. Ils ont un air ému et terriblement faux, les mains croisées et le corps à demi courbé vers l’avant. Comment ça ? Papa demande, il ne comprend pas. Que disent ces hommes ? C’est forcément faux. Ils doivent se tromper d’adresse. Pourtant c’est bien ici que vivent les parents de Ren. Suoh Ren. Oui c’est bien ici.

Ren n’avait jamais obtenu son diplôme universitaire. Ren n’avait jamais obtenu de travail. Ren n’avait jamais eu de fiancé. Il étudiait effectivement à l’université. Il a craqué au milieu de sa dernière année. Il ne supportait pas cette pression, ce devoir de toujours réussir. Privé de cette distinction, il n’avait pas été en mesure d’obtenir un poste où que ce soit. Il ne correspondait plus aux critères de perfection de la cité, et malgré ses valeurs qu’il m’avait toujours répété, il n’avait pas pu le supporter.
« Personne n’est parfait Yuki. »
Alors pourquoi n’en a-t-il pas parlé ? Il se noyait, il croulait sous les dettes engrangées afin de ne pas avoir à demander de l’argent à la famille. Cette fille qui prétendait l’aimer à l’époque avait fini par le laisser là, sur le bord de la route. Le voile se levait lentement sur la vérité. La vérité cruelle, inacceptable, insupportable. Ren avait voulu fuir tout ça, il s’était envolé depuis le toit de l’immeuble dans lequel il vivait, pour retrouver le sol trois secondes plus tard.

La mort de mon frère me priva de mon seul confident et en quelque sorte de mon seul ami. Outre la perte en elle-même, mon chagrin et ma culpabilité était immense. Quand mon frère lisait en moi comme dans un livre ouvert, je n’avais pas été capable de percevoir sa détresse. Mes parents étaient effondrés, et subitement, l’ambiance si allègre du foyer s’était transformée en un enfer de remords. L’année suivante, j’échouais aux examens d’entrée à l’université signant le terme de mes études. Pour fuir le deuil, mes parents m’offrirent un appartement en ville, vendirent celui que nous occupions depuis toujours, et quittèrent le pays pour l’année à venir, décidé à noyer leur chagrin dans le voyage et l’éloignement.

Je me suis donc retrouvé tout seul, empêtré dans mon chagrin et mon incompétence. J’aurais pu finir comme mon frère, mais contrairement à lui, je n’avais ni fierté ni désir de révolte face à ce système dans lequel nous avions grandi. Mes parents m’envoyaient régulièrement de l’argent pour subsister, mais dans une société comme la notre, je ne pouvais pas rester à ne rien faire de ma vie. A force de recherche, malgré ma timidité devenue étouffante, je parvenais à décrocher un poste. Il ne consistait en rien. Je me contentais d’user de mon physique pour servir de vitrine à une boutique de prêt-à-porter populaire du centre ville. Ce travail n’était pas valorisant, ni intéressant, je restais debout huit heures par jour, mais il avait le large avantage de ne nécessiter aucune qualification, et surtout aucune interaction avec la clientèle. On me déconseillait même d’ouvrir la bouche. Je me contentais donc de rosir sous les regards parfois insistants, sans bouger de mon socle à l’entrée du magasin.

Ma vie sociale était réduite à néant, ou presque. A part quelques connaissances parentales qui s’attachaient de temps à autre à prendre de mes nouvelles, je n’avais contact qu’avec une unique personne. Une connaissance de mon frère, une loque humaine des bas-fonds de la ville. Ren l’hébergeait à l’occasion, et il m’était arrivé de le croiser lors de visite à son appartement. Il m’avait semblé d’abord irritant. Il était mon ainé de presque cinq ans, à côté de la plaque, voir carrément borderline. Il s’appelait Haku. Je ne lui parlais pas vraiment à l’époque, il se contentait de rester vautré dans le canapé quand j’étais là, sans intervenir dans les conversations. A la mort de mon frère, l’appartement fut vendu pour payer ses dettes, et je ne le revis plus pendant un moment. Quelques mois plus tard pourtant, pendant l’hiver, il est réapparu sur le perron de mon nouvel appartement. J’ai hésité, bégayé, rougit furieusement, comme à chaque fois qu’on me prenait au dépourvu, et contraint de dire quelque chose, je l’ai invité à entrer.

Je n’ai jamais vraiment su s’il était venu parce qu’il cherchait un endroit pour être logé quelques jours. Peut-être a-t-il pensé que je pourrais avoir hérité de la charité de Ren. Toujours est-il que ce jour là, il m’a accompagné sur la tombe de mon ainé, et pour la première fois depuis le départ en voyage de mes parents, j’ai eu des bras dans lesquels pleurer. Quand je suis rentré chez moi le même soir, j’étais vidé, mais étrangement soulagé. On a continué à se voir, et peu à peu je n’ai plus eu honte de m’exprimer devant lui. Il était tellement décalé que je me sentais à l’aise et décomplexé. Pas tout à fait comme lui, mais à ma manière, moi aussi j’étais en déphasage avec le monde qui m’entourait. Il me rappelait parfois Ren, une figure autoritaire et plus âgée, avec qui j’étais libre de me comporter comme un enfant. Ce n’était pas vraiment un modèle, et côté autorité, il n’était pas le mieux placé vis à vis de moi. Haku était drogué, et je l’ai su bien assez tôt. En fait, sa première différence avec mon frère résidait en le fait  qu’il répondait toujours sans détour à mes questions quelles qu’elles soient. Quand Ren rejetait sans cesse la vérité, lui la présentait telle quelle, sans fioriture. Aussi m’avait-t-il confirmé sans détour qu’il abusait de certaines substances. Je savais que c’était mal. Je désapprouvais aussi fort que je le pouvais, et pourtant j’étais incapable de dire en face d’arrêter. Qui étais-je après tout pour le lui ordonner ? Rien. Je ne suis absolument rien pour lui. Et quelque part, je commençais peu à peu à le regretter.

C’est à cause de gens comme Haku, comme Ren, que je suis parvenu à me forger une opinion sur la société dans laquelle nous vivions. Plus jeune, je ne comprenais pas vraiment ce que mon frère pouvait avoir contre ces technologies. Pour un gamin timide comme moi, pouvoir communiquer sans faire face à la personne, avoir des réponses à toutes ses questions rien qu’en les tapant sur une barre de recherche, c’était en quelque sorte un cadeau tombé du ciel. Cependant, c’est cette société si parfaite qui poussé Ren à sauter de cet immeuble. Comment pourrais-je accepter de vivre comme si de rien était, de me fondre dans cette foule en quête constante de l’excellence ? Ce serait comme devenir l’un des meurtriers de mon grand-frère, et je ne peux pas l’accepter.

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